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40° Anniversaire de l'entrée du Che au Congo : 24 avril 1965

Vivre avec le Che à l'âge de 16 ans au Congo

Docteur Ilunga Ilanga F. (son traducteur de swahili)

Vers 4h du matin, le 24 avril 1965, au bord du lac Tanganika, dans la localité de Kibamba, on entendait le ronronnement d'un moteur comme ceux qu'utilisait l'armée de Tschombé, très puissant par rapport à ceux  que  le village nous prêtait. Je m'approchai du commandant de la base de Kibamba, le Major Lambert. Celui-ci assura qu'il s'agissait de mercenaires de Tschombé à cause du bruit caractéristique et ordonna de mettre en place la défense et d'attendre qu'ils abordent. Ainsi nous pourrions nous emparer de l'embarcation. Après une heure environ d'attente, on pouvait voir l'embarcation avec un de ses passagers à la proue qui entonnait des chansons révolutionnaires et on s'aperçut qu'il s'agissait de Chamalesso, connu comme envoyé de Kabila. Quatorze camarades cubains débarquèrent, que l'on nous présenta comme instructeurs de guerre et de guérilla. Deux avaient la peau blanche et les autres étaient noirs. Les noms qui servaient à les identifier paraissaient étranges en swahili : c'étaient des nombres arithmétiques de un à dix suivis de multiples de dix, c'est-à-dire : Moja (1), Mbili (2), Tatu (3), Ine (4) jusqu'à Kumi (10) suivis de Ishirini (20), Sarasini (30), Arubaini (40), Hamusini (50).

Ils s'établirent dans une chaumière à 200 mètres du lac, derrière les chaumières congolaises sur le chemin des gorges du fleuve Kibamba. J'avais 16 ans et 4 mois révolus.

Les Congolais disaient qu'à Cuba, noirs et blancs jouissaient de droits identiques et que le chef de leur groupe était le noir Moja (1).

Je ne savais qu'une chose de Cuba, apprise en classe de géographie à l'école secondaire avec des professeurs haïtiens de l'UNESCO : « Cuba était un pays de rebelles malfaisants qui avaient pris le pouvoir par la force des armes, avaient tué des gens honnêtes et  leur avaient pris  leurs biens ». Chaque fois que je croisais les Cubains en allant au fleuve, nous échangions des salutations par gestes mais je notai que le dénommé Tatu (3) qui avait été présenté comme médecin traducteur, avait un salut sec et un regard ironique. Jamais je ne le vis frayer avec ses compatriotes, il était toujours en train de lire de gros livres. Je commençai à éprouver une certaine antipathie pour lui, le prenant pour un petit blanc bouffi d'orgueil et jouant les intellectuels dans la forêt.

 Mitudidi arriva  le 28 mai 1965 comme chef d'état-major à Kibamba (j'avais connu Mitudidi à Uvira, comme il était congolais, je dus lui servir de traducteur parce qu'il ne parlait pas le swahili). Peu après, Tatu payait sa dîme de paludisme avec une forte fièvre, à la base de Luluabourg.

Les après-midi, j'avais l'habitude d'aller voir François, lieutenant de Mitudidi. Lors d'une de mes visites, je ne trouvai pas François et Mitudidi conversait au téléphone avec le commandant de la base de Luluabourg, ordonnant que l'on donne toute l'aide possible à Tatu, qui était malade « et qui était la troisième personnalité de Cuba ». A la fin de la conversation, il s'aperçoit que je l'avais écouté et il me dit que ce que je venais d'entendre était un secret et que celui qui le révèlerait serait considéré comme un traître, c'est-à-dire fusillé.

Cette semaine-là, je fus appelé par le chef d'état-major Mitudidi Léonard et je reçus l'ordre d'enseigner le swahili à Tatu et aux autres membres de son groupe et de leur traduire du français en swahili. La tâche fut difficile à cause de l'antipathie que j'avais pour  mon nouveau chef  avant de le connaître et parce que je devais garder son identité secrète sous la menace et à cause de son regard sévère et studieux qui observait son interlocuteur avec ironie, et ne permettait pas de rompre la glace au premier abord. J'en étais arrivé à penser que c'était de l'autosuffisance face à un ignorant. C'est ainsi que je me présentai à Tatu comme son professeur et traducteur de swahili.

Au cours de notre première rencontre, sous un arbre où il avait l'habitude de lire ses livres volumineux assis sur une énorme pierre, avec à sa droite un défilé profond comme un abîme au fond duquel courait le fleuve Kibamba avant d'arriver au lac, nous avons mis au point la méthodologie de l'enseignement du swahili. Au cours des trois premières rencontres, je note que  les Cubains Mbili (2), Nane (8) et Kumi (10) m'observent attentivement . Ils surveillaient tous mes mouvements quand j'étais avec Tatu (3). Cette surveillance me montrait que ce que j'avais entendu au téléphone était vrai, à savoir qu'il était la troisième personnalité de Cuba. Mais alors le noir Moja (1), quel rang occupait-il ?

Je commençai à avoir des doutes sur ce qu'on nous avait dit au sujet de la hiérarchie des Cubains, ma curiosité était éveillée. Si Tatu était médecin traducteur et Moja chef du groupe, comment était-il possible que le chef Moja qui s'était  perdu rendre des comptes sur son absence à son interprète à son retour ? Ces cubains nous prenaient pour des imbéciles… Où a-t-on vu ici un noir commandant à un blanc ? Dés lors, je conclus que le chef était Tatu, si ça avait été le contraire, pendant les absences de Moja comme chef de groupe, Tatu comme traducteur du chef et moi comme traducteur du traducteur, nous aurions dû être avec Moja hors du campement. La base permanente de Luluabourg se trouve à 1800 pieds de hauteur sur le coteau de Kibamba. De la base du coteau à son sommet il y a deux kilomètres dont l'hypothénuse est presque perpendiculaire.

A notre première ascension, nous sommes redescendus le jour même. Je pensais que Tatu avait oublié quelque chose à Kibamba mais à mon grand étonnement, cette manœuvre se répéta. Alors, je me demandai : « Chez ce petit blanc, il n'y a pas de montagnes ? Pourquoi cette façon de monter et de descendre presque chaque jour ? »

Dans cette grimpette, Tatu prenait un petit appareil comme un porte-cigarettes où il mettait quelques gouttes transparentes et il se vaporisait la bouche, chose qui me parut extraordinaire et je pensai : « Voilà que Fidel Castro nous a envoyé des guérilléros qui se parfument la bouche ».J'ajoutai : « Peut-être qu'il a la peste dans la bouche » Et il en était ainsi parce que cela se passait toujours dans la montée, je le trouvai fatigué et je me dis : « Ce petit blanc va crever avec sa manie de monter et descendre ».

Lors de l'une de nos montées, on fit le trajet dans le double du temps habituel et il employa souvent son petit vaporisateur. J'étais mort de curiosité, alors je lui demandai : « Camarade Tatu, pourquoi te parfumes-tu la bouche ? »

Au milieu de ses difficultés respiratoires, il essaya de m'expliquer qu'il souffrait d'une maladie qui s'appelait « asthme ». Je ne compris qu'une chose, c'est qu'il était malade, je ne savais pas ce que signifiait « asthme ». Cela me déprima. Dans la soirée, il m'appela pour m'expliquer de quoi il s'agissait.

Au campement permanent de Luluabourg, la température moyenne pendant le jour était de 15° et à cause des feuillages, le soleil ne passait pas et la terre restait humide. Il était impossible de dormir par terre. Ce qui m'appartenait se réduisait à une couverture.

Les derniers membres de la colonne, à dix heures du soir, dormaient dans leur hamac, les seuls réveillés étaient Tatu, qui lisait et moi, qui demandais à tous les saints du Congo que le chef n'ait pas l'idée de donner l'ordre de descendre à Kibamba à cette heure. Dans ce but, je rompis le silence et demandai la permission d'aller dormir dans la baraque des Congolais mais il refusa et il m'invita à partager son grabat. Ce mauvais lit était un brancard monté sur quatre bâtons et rempli de paille sèche et nous passâmes toute la nuit à nous donner des coups de tête.

« Dès lors, je ne le considérai plus de la même façon. Avec une relent de racisme, je remarquai : « dans la baraque, nous étions en majorité  des noirs mais personne n'avait condescendu à partager sa couverture, mais le petit blanc m'avait prédit une pneumonie sur cette terre humide. Serait-il plus humain que ses compatriotes ?  »

Un jour de juin, alors que montions comme de coutume vers la base de Luluabourg, un guerillero congolais surnommé « l'Ougandais » nous rejoignit et nous apprit la mort de Mitudidi, noyé dans le lac. Il y avait à peine deux heures que Tatu et Mitudidi s'étaient dit au revoir avant notre ascension. La nouvelle nous donna un choc, ce fut la première fois que je vis un changement sur le visage de Tatu, un visage abattu à cause d'une espérance perdue. Je devais revoir ce visage après le combat de Forcé Bandera où moururent quatre Cubains. A trois heures de l'après-midi, nous redescendîmes à Kibamba. Malgré l'utilisation de filets de pêche pour retrouver le corps, celui-ci ne remonta pas avant 48 heures. A ses funérailles, Tatu dit : « Le peuple congolais a perdu un fils qu'il lui sera difficile de remplacer. »

D'après ce que j'ai appris par leurs conversations, Mitudidi et Tatu s'étaient bien entendus dans la structuration du programme de lutte, conversations auxquelles je ne participai pas parce qu'ils se comprenaient en français. Un de leurs plans était : le front est du Congo se diviserait en trois fronts, sud, nord et centre. Mitudidi s'occuperait du front nord, Tatu du centre avec la responsabilité d'appuyer les deux autres fronts et le groupe de Kikuyo s'occuperait de celui du sud. Tous les fronts seraient sous la supervision des Cubains commandés par Tatu. Tatu comme responsable du front central avait comme objectif principal de se rapprocher des territoires d'opérations de Mulele .Restait  un problème : coordonner ces forces avec celles de Mulele pour avancer vers l'est. Mitudidi mort, le rêve de Tatu s'écroulait, son visage refléta cette pensée devant ce mauvais coup du destin.

Mars 2005

Traduction Gaston Lopez